26/04/2011

sur sartre

C’est une occasion assez exceptionnelle d’entendre Annie Cohen-Solal parler de Sartre. Aujourd’hui à l’université de Toronto, elle a séduit une salle comble par sa manière rigoureuse et attachante, parfois drôle, de parler de Sartre « penseur global », intellectuel paradoxal, décentré par rapport à sa propre culture et fasciné par le monde : les Etats-Unis d’Amérique, le Brésil, l’Algérie, le Maroc.. Sartre visionnaire, qui a été parmi les premiers à critiquer l’ethnocentrisme français, le terrorisme, le racisme américain..

Le projet actuel de Cohen-Solal, dans la lignée de sa grande biographie Sartre. 1905-1980  (Gallimard 1985), porte sur une sociologie de la réception du penseur en Amérique du Nord et en Europe. Pourquoi donc, demande-t-elle, y a-t-il un engouement pour Sartre surtout en Amérique du Nord, et une forte résistance, une violence à l’égard de son œuvre, en France ? Mais chez Solal, par-delà les engagements civils et la philosophie, il y a aussi l’homme Sartre et sa vie qui sont intéressants. Entre autres, elle rappelle les récits de rêve de Sartre qu’Arlette notait dans un petit carnet en 1961. À l’époque, Sartre parlait d’entreprendre une psychanalyse avec Pontalis, qui n’a jamais eu lieu. Pour son livre, Solal a demandé à Pontalis d’interpréter certains de ces rêves.

Un rêve étrange que Sartre fit le vendredi 10 février 1961 :
« Je devais rejoindre Arlette dans une espèce d’hôpital pour acteurs mutilés, où elle était infirmière. Cela se passait à la campagne, où elle exerçait une activité révolutionnaire en faveur des paysans. Je me trouvais au coin de la rue Jacob et de la rue Bonaparte et je devais prendre la rue de l’Université qui menait à cet endroit. Alors je m’aperçus que j’avais oublié quelque chose, mes gants peut-être, et je retournai sur mes pas. Il se mit à pleuvoir à verse, tonnerre, tempête, je ne sentais pas la pluie, mais tout cela se traduisait par une nuit totale, on n’y voyait rien. Derrière moi marchait un ouvrier dont je me méfiai et qui me dit : ‘On n’y voit rien… Quel orage !’ Je répondais quelque chose comme : ‘Oh oui, alors !’ bien que sachant que moi, au moins, je pouvais voir le porche de ma propre maison … Là-dessus, je me réveillai » (p. 809).

Questions, interprétation de Pontalis :
« Pressentiment d’une cécité à venir ? Angoisse diffuse de la mort ? Pourquoi rêva-t-il, si précisément, et plus de douze ans auparavant, de cette ‘nuit totale’ ? Pourquoi la pluie ne mouille pas ? L’hôpital pour acteurs mutilés ? Pourquoi le tonnerre, la tempête ? Et pourquoi les gants oubliés ?.... (…) Sut-il confusément dès l’année 1961, qu’il deviendrait aveugle ? Que ses excès de corydrane, que ses transgressions de régime, produiraient, inévitablement l’accident ? Le vertige, la pudeur imposent un temps d’arrêt. À l’automne 1973, il entra dans les années d’ombre. (p. 810)

Reste peut-être à penser la liberté dont rêvait Sartre, tel qu’il écrivait dans les Carnets de la drôle de guerre. Quête d’une vie entière.
Annie Cohen-Solal choisit ces mots en exergue :

« Je ne suis à l’aise que dans la liberté,
échappant aux objets, échappant à moi-même…
Je suis un vrai néant ivre d’orgueil et translucide…
Aussi est-ce le monde que je veux posséder ».



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