Je viens de terminer Le monolinguisme de l’autre de Derrida. La question de la langue maternelle et de la langue de l’autre m’intéresse. Je me demande jusqu'à quel point on peut aimer, écrire, souffrir dans une langue autre – pas celle dans laquelle, on est né – sur un mode d’appropriation aimante ou désespérée afin d’inventer une forme nouvelle qui serait notre inscription sur des mots, des rythmes, des sonorités, la présence d’un accent. Penser à la langue, à l’appartenance culturelle par l’exil, par la mort, m’intéresse aussi : en filigrane, se lit la question de l’étranger, de sa parole, l’issue de la transmission.
Comment déformer cette langue autre, par où la transformer ? S’agirait-il de lui faire payer quelque part la donne de l’étrangeté ? Depuis bientôt huit ans, pour moi, cette langue est le français. Une langue d’affection, d’élection ; aussi la langue dans laquelle je travaille, et qui, certes, me travaille ; sur laquelle, je prends appui pour vivre. En lisant Derrida, je m’aperçois que je partage cette envie de lui faire arriver quelque chose, à cette langue. Envie de la faire passer par ma voix, celle qui passe par d’autres voies : l’anglais, le roumain, le hongrois. Désir d’empreinte, d’écrit.
Tentation de l’écriture, qui telle une écluse précaire laisse appréhender les forces et les faiblesses du verbe et de la voix empreinte du natal, une sorte d’étrangeté au sein du français. Car, l’arbitraire du signe m’interroge. Les détours du sens, les plis de signification d’un mot, d’une phrase, sont infinis, surprenants ; prenons, par exemple, langue d’amour ou étranger : d’un registre à l’autre, les sens abondent, se superposent, se heurtent, comme pour montrer que la langue tient, qu’elle a de quoi jouer et répondre à des exercices de parole et d’écriture. Me revient cette pensée de Daniel Sibony, qui, dans une conférence sur la traduction et, plus longuement, dans son livre L’Entre-deux, rappelle qu’à l’intérieur d’une langue, on est bilingue ou plurilingue. Dans l’écriture, il y a un partage d’au moins deux langues : « la langue originaire et celle de l’autre qui vient de loin », la transmission d’inconscient. Dans la traduction, s’ajoute la langue de destination.
Il y a toujours des « fibres », des fibrillations, qui mises en mouvement par la parole, prises par l’écriture, entrent en résonance, se lancent des appels, éveillent des rappels. Au creux des imbrications, l’écriture demeure un idéal insaisissable, pas atteignable dans une fixité, ce qui maintient la ferveur de la quête du plus fin mot, de la phrase juste. Elle donne l’énergie de ne pas cesser à chercher des possibles, et d’essayer, et de rayer pour pouvoir recommencer. Car le mouvement de la langue est surprenant par ses possibilités de combinaisons, par ses noyaux de sens jamais aboutis, par le non-sens qu’il faudrait prendre le courage de porter aux limites de la signifiance.
C’est à l’intérieur même du français que je touche mon grain d’étrangeté et j’arrive à nouer quelque chose de l’ordre de la transformation en direction d’une langue qui n’existe pas encore et qu’il faut inventer. En écrivant dans la langue de l’autre, j’aimerais croire qu’à mon insu, j’appelle l’ouverture qui permet de parler d’autre chose et de s’adresser à autrui ; et qui laisse que les autres s’adressent à moi, à l’instar de Paul Celan, dans une lecture de ses textes : « Ce soir, je leur lirai les poèmes, par-dessus leurs têtes, et ce sera un peu comme pour rencontrer mes auditeurs au-delà d’eux-mêmes, dans une seconde réalité dont je leur aurais fait cadeau ».
Le 20 mars, c’est aussi la journée internationale de la francophonie. Coïncidence d’entendre parler de « monolangue », de « monoculture », mais ici, dans le contexte du dépassement du mono à la faveur de la pluri-culture francophone. Après tout, il est intéressant de penser que dans un discours culturel, la mono-langue qui est le français est doublement plurielle : de l’intérieur et de l’extérieur. Le français, intrinsèquement unique et multiple ; et le français traversé par les lignes de la francophonie.
Le monolinguisme de l’autre ou de nous-mêmes est-t-il alors une métaphore ?
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