06/03/2010

Shutter Island


C’est complexe et compliqué de décrypter les méandres de la psyché humaine quand ils deviennent matière à création, qu’il s’agisse de la littérature, de la peinture ou du cinéma. C’est ce sentiment que me laissa Shutter Island, le nouveau film de Martin Scorsese, basé sur le roman éponyme de Dennis Lehane (2003). Quelle est la dimension créatrice du désordre intérieur, du désastre de la guerre, de l’être-marginal ? Y a-t-il des limites au délire ? Ou encore, comment se traduisent les tensions entre le fantasme et la réalité, la psychose et une certaine normalité ? Des questions en spirale, des tentatives de réponse, ces doutes, ces quêtes, sont là pour donner à penser le travail de création, la mise en images d’un texte, « l’image-mouvement » d’une pellicule. Et aussi, pour faire réfléchir à la condition humaine. Car, cet homme, le US Marshall, le personnage principal du film, est l’incarnation même de la duplicité, en proie au tiraillement entre la grande Histoire de la Deuxième Guerre mondiale et son histoire à lui, où il était une fois marié, père de famille, heureux.


Shutter Island en 1954, l’île close, est un lieu mystérieux, un nid de secrets nébuleux, le siège de Ashecliffe Hospital for the criminally insane. D’entrée de jeu, les scènes de l’incipit posent qu’il s’agit d’un thriller policier : il y a un cas à investiguer, une trame narrative, des personnages, un espace et un temps précis. Le US Marshall Teddy Daniels (Leonardo di Caprio), accompagné par son partenaire de travail, Chum Aule (Mark Ruffalo), arrive sur l’île afin d’investiguer l’étrange disparition de Rachel Solando (Patricia Clarkson), une psychotique retenue après avoir tué ses enfants, mais qui continue de croire qu’elle mène sa vie de jadis. Sous peu, ce qui avait l’air d’une simple affaire policière devient une investigation plus vaste qui remet en question les pratiques et le fondement de l’institution de santé carcérale établie sur l’île. L'ambiguï, la suspicion, le suspense, se frayent chemin au cœur du travail des deux officiers fédéraux, d’autant plus que le médecin psychiatre en chef (Ben Kinsley) et certains employés semblent faire pacte pour mettre des obstacles à l'éclaircissement du cas, et barrer l’accès aux dossiers des patients. Cela augmente le mystère, tout en attisant le désir de découverte d’une vérité. Mais quelle vérité ?

Au fil des scènes, la quête des sens travaille dans la tête du spectateur, ainsi que sur l’écran. L’envie de traduire l'énigme, la tentation du déchiffrage du code gagne en épaisseur. Une sorte d’inquiétante étrangeté semble secouer le US Marshall, comme si, pour lui donner mieux accès à la pluralité des voix à l’intérieur de lui-même. Une première rupture dans le déroulement de l’enquête – ce qui interroge la posture d’auteur ou d’acteur du Marshall – surgit lorsque ce dernier est brusquement saisi par le choc d’images mnésiques : des flashes de souvenirs-écran, des éclairs aveuglants, des cris lointains. Entre une crise d’évanouissement et le délire psychotique, les parois sont poreuses. La culpabilité mine la paix du sommeil et perce la surface des rêves en le transformant en cauchemars. Ces cauchemars dont le Marshall perd le fil, et où se lisent l'angoisse et la menance de mort. Du haut de sa position de meneur de jeu, d’investigateur, jusqu'à la posture de patient dans cette même institution de santé mentale, il ne reste qu’un seul pas. Selon moi, la force d’évocation de la production cinématographique réside dans l’entre-deux, comme dirait Daniel Sibony : il y a de la mobilité, de l’interchangeabilité entre l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors ; entre les forts et les faibles, psychiatres et patients ; il y a ensuite de la contamination des voix réelles et fantasmées, les allées et retours des images, des rencontres. Tout cela maintient la tension de la trame narrative, et à la fois, tient le spectateur en haleine, en le poussant sur des chemins inconnus pour qu’il arrive à définir sa quête à lui ; et qu’il éprouve à même la peau le défi de l’ambiguïté, l’inachevé. Car, après tout, s’immiscer et mettre en lumière l’esprit d’un psychotique n’est pas une mince affaire.

Or, la dernière phrase du film, où le US Marshall demande si : it would be worse to live as a monster or to die as a good man, bascule un premier sens du récit. Et alors, le Marshall vit-il vraiment dans le délire ? Est-il interné à l’hôpital de Shutter Island depuis deux ans, après avoir tué sa femme, qui, elle, avait tué leurs trois enfants ? Cet homme a-t-il construit une paroi contre la violence de la réalité pour se réfugier dans le fantasme d’une position de pouvoir où il se veut héros ? On ne le saura pas. La fin demeure ouverte : elle nous convie encore à tisser du sens par nous-mêmes et nous laisse la liberté du jeu, de la pensée.

Au demeurant, par-delà le va et vient du délire et de la réalité, de la mort qui brûla pendant l’holocauste et qui se perpétue à Shutter Island, ce qui m’intéresse, ce qui me touche, c’est le processus de création, la venue à l’image d’un texte, le travail d’un metteur en scène dont l’acuité sensible et intelligente parvient à restituer dans des regards, dans des silences et du mouvement, la vivacité des mots, l’infini du langage, les diverses facettes du monde et de l’être humain. Comment ne pas songer au dialogue des arts, à l’entrecroisement de la littérature et du cinéma ? Aux liens entre une histoire singulière, ancrée dans une réalité documentée et documentaire, qui donne à réfléchir une époque entière, ici celle d’après la Deuxième Guerre, et qui interroge les mobiles du crime familial et collectif, et la corruption et l’abus de pouvoir dans la société et sur la psyché humaine. Il reste la question ambivalente de la transmission – consciente et inconsciente – de l’ecriture et de la vie ; cette impulsion lue une fois dans L’Ecriture du désastre de Maurice Blanchot : « Ecris pour ne pas seulement détruire, pour ne pas seulement conserver, pour ne pas transmettre, écrit sous l’attrait réel, cette part de désastre où sombre, sauve et intacte, toute réalité » (1980 : 65).

1 commentaire:

  1. Merci pour le post - maintenant je veux voir ce film plus qu'avant (malheureusement, je suis obligee d'attendre quelques jours pour que je puisse pirater une version acceptable). ;)

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