Hier, je n’aurais pas voulu quitter la salle de théâtre à la fin de la pièce If We Were Birds. Je serais restée encore là clouée au siège à contempler la scène vide, à ranger mes pensées et feindre de chercher encore des réponses : l’imaginaire de cette jeune femme dramaturge, Erin Shields, d’où vient-il ? Et où veut-il s’envoler ? Qu’est-ce qu’on tente de faire passer, de transmettre ?
…la violence contre les femmes, le viol, des cris de douleur et de rage, de la colère, de la vengeance ; ou du sang, et la passion, et la mort…
Tarragon Theatre, Toronto
L’espace chaleureux, assez petit de Tarragon Theatre – on l’appelle ‘the main space’ – n’a pas suffi pour me mettre à l’aise pendant l’heure et demie du spectacle en un seul acte. Un sentiment de frayeur, une sorte de révolte, avait collé à moi. J’essayais de me consoler en me disant que je n’étais peut-être pas la seule en cet état. Etais-je en train de vivre un débordement du moi hors de ses frontières subjectives habituelles ?
Et sur la scène ? Erin Shields donne à voir « une lumière noire ouverte aux voix », comme dirait Celan. Oui, elle prête voix à un chœur de femmes qui connurent la viol-ence à différentes époques, dans des espaces géographiques éloignés. Ce sont des fantômes, birds, des oiseaux maudits par les dieux, qui ne cessent de crier leur peine et la malédiction et la lourdeur des ailes. Leurs cris se lèvent à la place de celles qui dans l’Histoire ont fait bâtir des villes sur leurs corps mutilés. Erin Shields parle pour des femmes ; elle avoue s’intéresser à des sujets qui concernent la violence et le viol.
Ovide
Pour cette pièce en particulier, elle puise son imagination dans la mythologie grecque. C’est une sorte de patchwork qu’elle tisse à partir d’une des Métamorphoses d’Ovide : Thereus, Procne and Philomela. S’y ajoutent des clins d’œil à Shakespeare et son Titus Andronicus, des échos de cruauté des guerres au Rwanda, en Afrique du Sud, dans l’Europe nazie. Au creux de la grande histoire se love la petite histoire : hypocrisie du couple, du mariage, brutalité, dégradation de l’amour. Dans le va-et-vient entre mythologie antique et réalité contemporaine, se donne à voir une constance des douleurs et les bonheurs et les abjections des êtres qui nous sommes. La frontière de l’humain et de l’animal est poreuse ; le dionysien et l’apollinien forment une ligne d’horizon rougeâtre où s’inscrivent en sang les plaies du corps et du cœur des femmes en pleurs. Reste ici la pensée que du passé au présent, l’homme est pareil dans son essence, il fait fi du temps, de l’âge, de la couleur de peau.
La pièce est mise en scène par Alan Dilworth, qui travailla avec une bonne équipe d’acteurs, actrices plutôt, car à part Thereus et le roi d’Athènes, les personnages sont féminins. La simplicité du décor est révélatrice et contribue à nourrir le suspense, à mettre en lumière les voix, les gestes, les ombres des visages. Une table, deux longs morceaux de tissu, une chaise, voici tout le soutien décoratif du jeu d’acteurs. Ceux-ci parviennent à rendre vibrante l’existence des personnages, ils arrivent à nous les faire transmettre, et ils le font avec précision, dans des voix claires, limpides, criardes ou chouchotantes. Le message passe et nous dépasse jusqu’aux tripes, au point où je fus prise dans la toile d’araignée d’un ailleurs menaçant, téléportée dans l’inconnu, dépossédée du doux quotidien et forcée à penser. À fouiller dans les tiroirs de la mémoire, toucher un point de sensibilité autrement endormi.
Et j’eus de ces peurs vertes à des yeux grands ouverts ; me sont revenues à l’improviste des faits divers grotesques du journal de vingt heures : des femmes qui étouffent des enfants, les mettent au congélateur, ou pire, le servent sur un plat froid. Quelle horreur !
La pièce se termine sur des notes aigues, pointues comme des couteaux : ‘Revenge’! crient les deux sœurs trahies, mutilées par l’homme ; le mari de l’aînée. Elles font alliance autour du plan sordide de faire tuer l’enfant du couple ; la mère folle, affolée pour de vrai, finira par tuer le bébé, ‘an extension of my body, of my leg, of my arm’, lorsque le père deviendra la tombe de son propre enfant. Une fin apothéose tragique, des cris à remplir les cieux et les cœurs des spectateurs, des hurlements contre la médisance des dieux mythiques, ceux qui transformèrent ces corps humains en oiseaux.
La boucle est bouclée : désormais les personnages sont des oiseaux, mais paradoxalement, ce n’est pas pour prendre du répit, pour trouver un soulagement à la souffrance ; c’est pour habiter autrement sa destinée, survoler le monde dans son mal et son bien, sans pouvoir s’en débarrasser.
Ainsi est-il que le ‘if we were birds’ du titre de la pièce, devenu ‘we were birds’, signifie une impossibilité, un barrage de liberté, un interdit de légèreté. Si d’habitude, l’oiseau vole librement, symbole d’espoir, chez Erin Shields, il tient dans son corps, dans son vol alourdi, le poids meurtri de notre être humain.
J’aurais envie de poursuivre, de savoir davantage pourquoi écrire, pourquoi jouer à la création des mondes parallèles, pourquoi remonter le fil du temps en amont, en aval, et croire avec Alice que ‘through the looking-glass’, il existe du possible ? Écrire, poser sa voix, jouer des rôles, s’autoriser à parler en langues, inventer des êtres pour les habiter : nouveaux moi qui sont autant des mondes. Encore pourquoi ? Pour que l’art, sous ses formes d’écriture et de théâtre, ne cesse de nous porter et trans-porter…
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