Oui, je sais désormais quel tournant d’existence marquent les allées et venues de Toronto à Peterborough… et l’installation pour une partie de la semaine dans une petite ville silencieuse et pittoresque de la région de Kawartha Lakes. Bien sûr, je ne sais pas encore pourquoi, je n’ai pas toutes les cartes de ma vie en main, mais il me semble que c’est bien, favorable, heureux. Sans compter le plaisir tout bête, utilitaire, d’avoir un emploi et cet autre plaisir simple de donner des cours et pouvoir contempler la rivière qui traverse le campus d’une université pas loin de Toronto, à portée des cars Grayhound, du Go Bus, de l’autoroute…
Je suis heureuse de me trouver dans ces lieux de passage. A travers mon expérience, je pense aussi aux milliers de gens qui vivent dans une ville et travaillent dans une autre, qui traversent des quartiers, des banlieues, passent une partie de leur existence dans des autos, dans des embouteillages, sous la pluie, la neige ou le soleil ; matin, après-midi ou tard le soir ; des êtres écoutant la radio, pensant, aimant. J’ai aussi découvert un texte d’Annie Leclerc, une nouvelle, « Le conducteur du 67 », qui est intégrée dans son essai Hommes et femmes (1985), une vraie petite merveille.
Une mère accompagne ses deux enfants à l’école. Le ciel est couvert, c’est une matinée d’automne… En faisant signe de la main à ses enfants, la femme regrette soudain la hâte avec laquelle ils ont avalé « le chemin de la maison à l’école ». Elle regrette d’ailleurs, de manière paradoxale, le rêve interrompu par le réveille-matin. En dirigeant ses pas vers la maison, la femme voit l’autobus 67. « Et si elle le prenait ? ». Soudain, le bus incarne pour elle l’aventure. L’envie, le choix, la volonté. L’irruption du neuf dans la routine morne des journées.
Y monter pour aller où… ? Tout juste, pour aller :
« Comment avait-elle pu en un éclat passer de sa marche morose vers la tanière des devoirs à cet embarquement irrésistible, mais tout à fait impertinent, irresponsable ? »
La femme est transformée par ce geste de liberté : « Elle se sentit grande, balayée, nettoyée. Elle se sentit aérée. La présence pouvait entrer… ».
C’est ainsi que dans l’autobus 67 qui sillonne les rues de Paris, se produit l’inespéré, l’inattendu ou plutôt le toujours-espéré et le toujours-attendu, à savoir : la présence. Le mirage. L’espace d’un instant, le conducteur et les passagers échappent au temps.
Bien sûr, c’est l’espace d’un instant seulement, car il est impossible que cela soit autrement : « à ce seuil de beauté on ne peut plus vivre. Seulement se souvenir. Savoir que cela a été ». On est dans le temps, on n’y peut rien. Il faut descendre sur terre, et cela signifie être dans le temps ; et la terre est le temps qui tourne comme les roues de l’autobus, le 67 ou le 47, qui vont quelque part, traversent la Seine et l’instant s’achève. On se réveille du rêve, on arrive à la station voulue.
Ce ne sont que les mots qui retiennent ces échappées, ces va-et-vient miraculeux, ailleurs. En les lisant, on s’en souvient, on imagine, nous aussi. Le « sens » de la vie est peut-être cela : se souvenir qu’on a vécu, sentir que le monde a été animé dans notre cœur, dans notre corps, par les êtres et les choses qui nous ont frôlés. Jusqu’à ma mort, je crois, les bus et les cars me feront penser à la première université où j’ai enseigné, à mes trajets pour retrouver les étudiants, et à l’amour, un jour lointain, d’une femme pour la liberté.
Il y a effectivement une distinction entre l’autobus et l’autocar. Dans les grandes villes, les bus relient des quartiers, transportent des jeunes ou des moins jeunes qui vont à l’université ou au marché, ou qui ont du temps à tuer. À Toronto, je ne prends pas souvent le bus mais quand cela m’arrive, je reste pantoise d’écouter parler les femmes, souvent deux femmes ou deux jeunes filles amies, ou qui ne se sont jamais vues auparavant : elles parlent pour parler, pour ne pas subir le silence et avoir l’air d’être accompagnées, pour ne pas se sentir seules. Cela se produit aussi quand la personne est au téléphone. Il arrive bien entendu qu’une autre langue que l’anglais soit parlée et alors, c’est une sorte de chansonnette, un grondement, une plainte ou un rire jaune ou joyeux. Pas toujours évident à intégrer, si en plus vous êtes fatigué. Quand c’est en anglais, j’insiste à écouter. Tout y passe : le temps, l’état du trafic… les restaurants, les études, les enfants, la musique, les misères… J’écoute ; je persiste à écouter.
L’ambiance n’est pas différente dans l’autocar, bus interurbain. Ici, il y a ceux qui mènent des conversations de quarante-cinq minutes au téléphone portable et ceux qui se bouchent les oreilles avec des écouteurs où râle une musique ahurissante dont on entend seulement la basse.
Mes propres contradictions me font rire. Mais le rire jaunit car volens, nolens, je dois continuer à rester assise dans cette ambiance que je crois observer avec dédain.
Dans le Grayhound, ce jour-là, on s’est penchées l’une vers l’autre, D. et moi, pour se parler à voix basse… À notre sens, bien entendu, la conversation était d’une importance brûlante (la dépression de V., le deuil, la lourdeur atroce des semaines de maladie)… alors que les autres passagers restaient plongés dans leur musique, ailleurs. Et même ! Même quand on parle de choses simples de la vie, de courses, de routine, de piscine, ce n’est pas pareil ! C’est un sujet qui requiert notre présence ; c’est quelque chose qui nous stimule nous bouleverse nous trouble nous angoisse… C’est littéralement inépuisable ! Et – tiens ! Tu as vu, le car fait un détour, ça doit être les travaux… ça ne finit plus.
Après tout, qu’est-ce qui compte et qu’est-ce qui ne compte pas ? Entre les étudiants qui écoutent fort des chansons et toi et moi qui parlions de choses graves, qu’est-ce qui compte le plus ?
Je ne sais pas.
Gare aux généralités !
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