Dans les dernières pages de son dernier livre, Le roman infanticide : Dostoïevski, Faulkner, Camus (2010), essai sur la littérature et le deuil, Philippe Forest tente de proposer un autre mot que « deuil » dont on pourrait user pour dire la douleur de la perte, de la mort. Ainsi s’arrête-t-il sur le mot « chagrin » que Roland Barthes lie dans ses derniers textes à celui de « pitié », allant jusqu’à faire de ce terme le noyau même de toute conception de la littérature et de l’art. Dans son Journal de deuil (le titre n’est pas de lui), il note le 27 octobre 1977 : « le deuil (la dépression) est bien autre chose qu’une maladie. De quoi voudrait-on que je guérisse ? ». Puis sur la page du 5 juillet : « Proust parle de chagrin, non de deuil (mot nouveau, psychanalytique, qui défigure). Et le 29 octobre, Barthes cite une lettre de 1907 adressée par Proust à l’un de ses amis qui vient de perdre sa mère : « Soyez inerte, attendez que la force incompréhensible qui vous a brisé, vous relève un peu car vous garderez toujours quelque chose de brisé. Dites-vous cela aussi car c’est une douceur de savoir qu’on n’aimera jamais moins, qu’on ne se consolera jamais, qu’on se souviendra de plus en plus ».
Un jour ensoleillé d’octobre, les chrysanthèmes frais chez le marchand de fleurs me rappellent les cimetières ; le cimetière où l’odeur d’aubépines ou de chrysanthèmes se mêle à un silence qui laisse place à la mémoire. C’est peut-être pour cela que j’aime ce lieu singulier où la petite mémoire se donne à voir en toute simplicité. Sur une pierre, on lit : « A notre très chère mère » ou autre. Il y a un petit récit qui ne vient pas écraser la mémoire : à vous, à moi d’inventer des histoires, de reconstruire de manière fictionnelle l’existence de celle qui fut mère, femme, amante, enfant. J’aime cette liberté d’imaginer ; la mémoire est présente mais elle n’est pas la mienne. Le cimetière est aussi un lieu paradoxale : il incite à se souvenir, mais en même temps, lorsque ce ne sont pas les nôtres qui sont enterrés, nous ne nous souvenons pas trop bien de ce dont on doit se souvenir. Nous n’allons pas faire des recherches sur ces personnes. Le cimetière est un lieu de mémoire spontanée ou de plus longue durée, mais encore faut-il penser et inscrire les morts dans un livre, leur parler, les écouter ; les enterrer ailleurs que dans ce lieu qui leur est destiné et, par l’écriture, leur permettre ainsi une autre vie. Le livre se fait alors geste par lequel le trou ouvert dans la terre ne se referme pas du tout, laissant comme un espace qui bée et par lequel la communication, une conversation se laisse entretenir à jamais entre les vivants et les morts. La littérature permet d’inventer des mots, de ne cesser de réinventer, de ne pas tenir le même discours sur quelqu’un. Quand on invente et réinvente, quelque chose se passe. Le discours sur les morts revient, se transforme ; l’écriture est un peu comme le cimetière, il y a besoin de ce travail de réinvention sur le passé qui est continuel.
Depuis un moment, je me rends compte que ce qui m’intéresse en la littérature est ce rapport au passé et les rapports à la mort qu’ont les écrivains. Un texte, une œuvre d’art me permet de me souvenir de quelque chose d’essentiel : on ne sait pas pourquoi on naît, on ne sait pas pourquoi on meurt et comment le chemin entre les deux va se dérouler. On peut mourir n’importe quand, en un sens, le plus simple peut-être, la mort est la loi. Cette loi s’applique à tous. Nul n’est censé l’ignorer. Un petit enfant et le philosophe le plus érudit vivent ce moment dans la solitude, sont égaux quand il frappe. Il y aussi le paradoxe que cette sentence qui affecte chacun est presque toujours vécue sous le mode de l’imprévisible, de la douloureuse surprise. Ceux qui restent après en font ce qu’ils peuvent…
Oui, l’écriture pose la question du deuil, elle est intéressante parce qu’elle permet aussi de penser les représentations du pathos, des pathologies, les manifestations des sentiments autrement que la clinique ou la philosophie, cette dernière qui se nourrit de savoirs et entend les expliciter. J’aime l’art et la littérature parce que ce sont des espaces d’imaginaire et de parole où il est possible de rencontrer des expressions des sentiments, où il est possible de sentir l’empathie, la pitié, la honte. La littérature me tient à cœur parce qu’elle révèle sans juger – quand c’est du bon texte – des choses honteuses. Les écrivains parlent souvent depuis une place où ils ne maîtrisent pas complètement les choses, ils donnent à voir la fragilité, les faiblesses et les forces de l’humain. Le philosophe a une maîtrise du savoir, ou au moins se dit l’avoir. J’aime Flaubert pour qui : « Madame Bovary c’est moi » ; il est un peu fier, mais il dit aussi qu’il peut être une jeune fille rêveuse, idéaliste et niaiseuse.
Au fond, ce qui me plaît en la littérature c’est cet espace de liberté où il y a de la place pour tout le monde et pour beaucoup de choses, où on respecte les singularités et on n’a pas l’impression qu’on est contrait à se soumettre à telle ou telle doxa. Le texte est souvent un éclat de mémoire, un prétexte pour que la tristesse se dissémine en rire, un lieu de rencontre. Et pour moi, c’est fascinant de pouvoir rencontrer la littérature en ses rapports avec d’autres disciplines, c’est plus vivant, intéressant de voir comment ça pense et se passe ailleurs. J’aime mieux la littérature comparée que les littératures « nationales » francophones ou anglophones ou autres. Philippe Forest, avec son choix de corpus : Dostoïevski, Faulkner, Camus fait penser à différentes littératures et aux fils qui se tissent entre elles. Son essai paru dans une belle édition chez Cécile Defaut me rappelle encore qu’à une poétique de la création répond en écho « une poétique du deuil ». Forest, à la fin de son livre nous laisse « sept propositions pour une poétique du deuil », de quoi ne pas cesser de chercher, d’interroger, de tenter de faire du sens…
Voici ses propositions :
1. Que du deuil, il n’est rien qu’on puisse dire.
2. Que le deuil est l’une des formes de l’impossible.
3. Qu’une poétique du deuil est nécessairement une poétique impossible.
4. Qu’une poétique du deuil est nécessairement une poétique coupable.
5. Que la littérature du deuil échoue forcement et que de cet échec elle tire le principe de sa perpétuelle justification.
6. Qu’il n’y a pas de tombeau littéraire.
7. Qu’il n’y a pas de littérature du deuil, qu’il n’y a de littérature que du deuil.
Reste à chacun de poursuivre, de suivre ou de s’arrêter…
Je crois que l’essai de Forest reste une réflexion ouverte sur la question que posait autrefois Bataille, de la relation de la littérature avec l’énigme du Mal et plus loin, sur celle de Barthes quant au rapport à l’épreuve du deuil ; des questions qui passent et reviennent mais qu’on ne dépasse jamais à jamais…
Saurai-je, pourrai-je un jour mettre mes deuils dans une parole… de chagrin, de pitié, simplement d’amour ?
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