11/03/2011

la fugitive


Certes j’ignorais la sensibilité particulière des étudiants à la lecture d’un fragment d’Albertine disparue de Proust. Les voir s’interroger sur la sincérité d’Albertine quand elle envoie la lettre de rupture au narrateur, c'était touchant. Une fille d’habitude timide me demandait pourquoi choisir le renoncement ; qu’est-ce qu’il arrive après ? Il n’y avait qu’un seul du groupe qui avait lu Albertine disparue en entier. Les autres auraient aimé savoir si « la fugitive » reviendrait vivre chez le narrateur. Soudain, j’ai eu la révélation troublante que relire Proust, c’est d’abord passer par la vie, revisiter des expériences vécues, revoir des inquiétudes tellement humaines, universelles. La lettre d’Albertine a pu parler à chacun d’une manière ou d’une autre et a donné l’occasion d’une vivace discussion ; un peu comme si on disait que cela arrivait « quand on s’y attendait le moins ».

Voyons donc cette lettre ; elle sonne ainsi :

« Mon ami, pardonnez-moi de ne pas avoir osé de vous dire de vive voix les quelques mots qui vont suivre, mais je suis si lâche, j’ai toujours eu si peur devant vous, que, même en me forçant, je n’ai pas eu le courage de le faire. Voici ce que j’aurais dû vous dire : Entre nous, la vie est devenue impossible, vous avez d’ailleurs vu par votre algarade de l’autre soir qu’il y avait quelque chose de changé dans nos rapports. Ce qui a pu s’arranger cette nuit-là deviendrait irréparable  dans quelques jours. Il vaut donc mieux, puisque nous avons eu la chance de nous réconcilier, nous quitter bons amis ; c’est pourquoi, mon chéri, je vous envoie ce mot, et je vous prie d’être assez bon pour me pardonner si je vais vous faire un peu de chagrin, en pensant à l’immense que j’aurai. Mon cher grand, je ne veux pas devenir votre ennemie, il me sera déjà assez dur de vous devenir peu à peu, et bien vite, indifférente ; aussi, ma décision étant irrévocable, avant de vous faire remettre cette lettre par Françoise, je lui aurai demandé les malles. Adieu, je vous laisse le meilleur de moi-même. Albertine ».

Quelle frontière de la vie à la fiction ? L’amour, la douleur ou encore, on se demande si Albertine est en train de frapper un coup. Croit-elle vraiment à ce qu'elle vient d'écrire ? Peu importe ; ici, c'est la littérature - le récit, le style, la voix, le ton - qui compte. 

Ce matin dans le séminaire, j’ai ressenti l’écart inouï qu’il peut y avoir entre cette lassitude qui s’installe parfois devant des textes abstraits, cryptés – disons un poème de Mallarmé – et ce furieux besoin de savoir plus sur l’amour, la séparation ; la vie tout court, et la littérature, implicitement. 
Allez, on continue..

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