29/03/2011

le gai savoir


Peu sont ceux qui pensent que l’amour n’est pas émerveillement et union, joie de la présence et du don. 

Je serais restée là, dans la salle de classe, à relire encore une fois cette partie du Gai savoir (1882), « Tout ce qu’on appelle amour », où Nietzsche démystifie l’illusion qu’on se fait couramment sur l’acte d’aimer. L’amour est paroxysme de l’égoïsme, dit-il, désir de possession de l’autre tel un objet dont on finit par se lasser ; en revanche, l’amitié, n’est pas aussi pervertie, corrompue, elle va au-delà, en réunissant les êtres dans un idéal désintéressé, fraternel.. Mais, certes, si on regarde de près – et on le sait en psychanalyse – et l’amour et l’amitié ont leurs parties perverties, leurs parts de lumière et d’ombre, de bonheur et de douleur. L’idée n’est pas de mesurer amour et amitié, mais plutôt d’appréhender leur face cachée ; ruses et figures.

Je pense que ce qui m’a attirée dans ce passage, lu autrefois dans un cours de philo, c’est une certaine simplicité du langage : ce vocabulaire âpre, presque cru, qui dit « égoïsme », pas « narcissisme », qui parle de « cupidité », pas de « désir », et qui me rappelle quelque chose du monde de la fiction, du monologue intérieur, de l’aveu des écrivains ou des personnages de roman. C’est une façon de reconnaître que la littérature, la philosophie et la psychanalyse ont chacune leur manière propre de penser et de mettre en mots des sentiments et des comportements humains ; qu’il y a une frontière parfois nette, autrefois poreuse entre le savoir, la théorie et la fiction. C’est grâce au langage que cela est possible ; le langage qui m’émerveille ici encore par sa force de tenir et soutenir tant de discours, de perspectives, de points de vue sans se lasser, sans céder, mais au contraire, en arrivant à se plier, à s’ouvrir, à s’étaler comme s’il poussait loin loin, les limites de ce qui est dit, pensé, éprouvé..

Voyons donc Nietzsche qui dit ceci :

"Tout ce qu'on appelle amour. - Convoitise et amour : quelle différence dans ce que nous éprouvons en entendant chacun de ces deux mots ! - et cependant, il pourrait bien s'agir de la même pulsion, sous deux dénominations différentes, la première fois calomniée du point de vue de ceux qui possèdent déjà, chez qui la pulsion s'est quelque peu apaisée et qui craignent désormais pour leur « avoir » ;l'autre fois du point de vue de celui qui est insatisfait et assoiffé, et donc glorifiée sous la forme du « bien ». Notre amour du prochain - n'est-il pas une aspiration à une nouvelle possession? Et de même notre amour du savoir, de la vérité et de manière générale toute l'aspiration à des nouveautés? Nous nous lassons progressivement de l'ancien, de ce dont nous nous sommes déjà assuré la possession et recommençons à tendre les mains ; même le plus beau des paysages, une fois que l'on y a vécu trois mois, n'est plus certain de notre amour, et n'importe quelle côte lointaine excite notre convoitise : la possession rétrécit le plus souvent l'objet possédé. Le plaisir que nous prenons à nous-mêmes veut tellement se maintenir qu'il ne cesse de métamorphoser quelque chose de nouveau en nous-mêmes, - c'est cela même que l'on appelle posséder. Se lasser d'une chose que l'on possède, cela veut dire : se lasser de soi-même. (On peut également souffrir de la surabondance, - le désir de rejeter, de distribuer peut aussi s'attribuer la désignation honorifique d'« amour ».) Lorsque nous voyons quelqu'un souffrir, nous saisissons volontiers l'occasion qui s'offre alors de prendre possession de lui; c'est ce que fait par exemple le bienfaiteur compatissant, et lui aussi appelle « amour » le désir de possession nouvelle qui s'est éveillé en lui, et y prend plaisir comme à l'invitation à une conquête nouvelle. Mais c'est l'amour des sexes qui trahit le plus clairement sa nature d'aspiration à la possession : l'amoureux veut la possession exclusive et inconditionnée de la personne qu'il désire avec ardeur, il veut exercer un pouvoir inconditionné sur son âme comme sur son corps, il veut être l'unique objet de son amour et habiter et gouverner l'âme de l'autre comme ce qu'il y a de plus haut et de plus désirable. Si l'on prête attention au fait que cela ne veut rien dire d'autre que soustraire à tout le monde un bien, un bonheur et une jouissance de grande valeur : si l'on considère que l'amoureux vise à appauvrir et à spolier tous les autres concurrents et aimerait devenir le dragon de son propre trésor, le plus impitoyable et le plus égoïste de tous les « conquérants » et de tous les prédateurs : si l'on considère enfin que le reste du monde tout entier paraît à l'amoureux indifférent, pâle, dénué de valeur, et qu'il est prêt à faire tous les sacrifices, à renverser tout ordre, à faire passer tout intérêt au second plan : on ne manquera pas de s'étonner que cette convoitise et cette injustice sauvages de l'amour des sexes aient été glorifiées et divinisées comme elles l'ont été à toutes les époques, au point que l'on ait tiré de cet amour le concept d'amour entendu comme le contraire de l'égoïsme alors qu'il est peut-être justement l'expression la plus naïve de l'égoïsme. Ce sont manifestement les non-possédants assoiffés de désir qui ont ici fixé l'usage linguistique, - ils ont toujours été en trop grand nombre. Ceux à qui possession et satisfaction avaient été accordées en abondance en ce domaine ont bien laissé échapper de temps en temps un mot au sujet du « démon enragé », tel le plus aimable et le plus aimé de tous les Athéniens, Sophocle : mais Éros s'est toujours moqué de ces médisants, - ils furent toujours précisément les êtres qu'il chérit le plus. - Il y a bien çà et là sur terre une espèce de prolongement de l'amour dans lequel cette aspiration avide qu'éprouvent deux personnes l'une pour l'autre fait place à un désir et à une convoitise nouvelle, à une soif supérieure et commune d'idéal qui les dépasse : mais qui connaît cet amour? Qui l'a vécu? Son véritable nom est amitié" Gai savoir, § 14

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