28/07/2012

rue ordener, rue labat


Je ne sais pas ce que je veux faire avec ces fragments que j’écris ça et là, et cette question, je ne peux la poser à personne ; c’est moi seule qui peux le sentir. Peut-être que dans un temps les choses vont s’éclaircir et me viendra une idée qui pourrait rendre cohérent ce que je m’apprête de faire à travers l’écriture. Ou peut-être, cette même idée me servira de prétexte à faire éclater ces textes dans tous les sens.

Hier, relisant Rue Ordener, Rue Labat de Sarah Kofman, récit autobiographique de 1994, j’ai compris encore une fois que les livres qui m’intéressent sont souvent ceux où le "je" qui écrit une histoire personnelle conduit à éclaircir un épisode de la grande histoire. Chez Kofman, nous sommes pendant l’Occupation à Paris, quand les rafles s’amplifient le jour et la nuit. Le père rabbin est « ramassé » le 16 juin 1942 ; la mère reste avec six enfants de deux à douze ans. Ils se cachent comme ils peuvent et vont survivre. Du père, il n’y aura aucune nouvelle sauf une carte postale de Drancy, puis on apprend qu’il est mort à Auschwitz. Sarah raconte ce souvenir des années après. Je ne suis pas la seule à imaginer que ses mots font écho à tant d’autres enfants qui ont perdu leurs parents...

« Nous ne revîmes, en effet, jamais mon père. Aucune nouvelle non plus, sauf une carte envoyée de Drancy, écrite à l’encre violette, avec un timbre sur le dessus représentant le maréchal Pétain. Elle était écrite en français de la main d’un autre. Sans doute lui avait-elle été interdit d’écrire en yiddish ou en polonais, langues dans lesquelles il communiquait ordinairement avec nous. Emigrés en France depuis 1929, mes parents m’étaient guère ‘assimilés’ et nous tous, nés en France, et naturalisés français, apprîmes le français à l’école. Dans cet ultime signe de vie où il annonçait sa déportation, il demandait que dans le colis de deux kilos autorisé légalement, on lui fît surtout parvenir des cigarettes. Et il recommandait à ma mère de bien s’occuper du petit dernier.

À la mort de ma mère, il fut impossible de retrouver cette carte que j’avais relue si souvent que j’aurais voulu conserver à mon tour. C’était comme si j’avais perdu mon père une seconde fois. Rien ne restait plus désormais, même plus cette seule carte qui n’avait pas été écrite de sa main.

Après la guerre, arrive l’acte de décès d’Auschwitz ».  (p. 15-16)

De son père, il lui reste seulement le stylo, objet symbolique de l’écriture. Sarah Kofman commence  le récit en l'évoquant, car c’est en quelque sorte grâce à ce stylo qu’elle écrit l’histoire de sa famille, pour mémoire : « Je le possède (le stylo) toujours, rafistolé avec du scotch, il est devant mes yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire, écrire… » (p. 9).

Écrire sous le regard du père, "sous contrainte", Sarah le fait parce qu'elle croit dans le pouvoir des mots qui lui viennent d'ailleurs, sans se rebeller comme le feraient par exemple des féministes afin de se réclamer une certaine autonomie par rapport à la lignée paternelle. Chez Kofman, il s’agit de reconnaître cette lignée du père, dont elle tente de transmettre la mémoire. Et il y a autre chose qui se  dégage de Rue Ordener, Rue Labat : la grâce presque palpable d’un récit épuré qui dit dans des mots simples et précis la vie d'une famille prise dans la machine meurtrière de l'Histoire. Ces mots suspendent le temps dans l’éternité.

À Paris, le 6 juillet, nous étions assises sur une terrasse. Il faisait bon et quelques rayons de soleil tombaient encore sur notre table, même s’il était presque 21 heures. Mon amie me parlait des hirondelles qu’on n’entendait pas ce soir-là, et entre deux gouttes, je me souviens qu’elle avait prononcé le titre du livre de Sarah Kofman, sans insister ; comme ça, en passant. Nous n’en avons pas parlé alors, mais aujourd’hui, je me dis que quelque chose dans sa voix à dû me donner envie de reprendre ce texte. Je l’ai fait, et cet après-midi en écrivant ces lignes, j’ai une pensée pour elle. 

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