15/08/2012

virginia woolf


Au début du Chapitre VI d’Une pièce bien à soi, Virginia Woolf écrit :

« Le lendemain, la lumière d’un matin d’octobre répandait ses rayons poussiéreux par les fenêtres sans rideaux et le brouhaha de la circulation montait dans la rue. C’était l’heure où l’activité se ranimait dans Londres, où l’usine était en émoi, où l’on redémarrait les machines. Il était tentant, après toute cette lecture, de regarder par la fenêtre pour voir ce qui se passait en ce matin du 26 octobre 1928. Que faisait Londres ? Personne semble-t-il ne lisait Antoine et Cléopâtre. La ville avait l’air totalement indifférente aux pièces de Shakespeare. Tout le monde se fichait – et je ne leur en veux pas – de l’avenir de la fiction, de la mort de la poésie ou du fait que la femme moyenne élabore un style de prose reflétant complètement son esprit. Si des opinions sur l’un de ces thèmes avaient été écrites à la craie sur le trottoir, personne ne se serait penché pour les lire. La nonchalance des pas pressés les aurait effacées en une demi-heure. Voici un garçon de courses ; là une femme tenant son chien en laisse. (…) Passaient également les convois d’obsèques devant lesquels les hommes, se rappelant brusquement leur caractère mortel, se découvraient. (…) Tous semblaient séparés, égocentriques et vaquant à leurs propres affaires.

Tout d’un coup, comme cela arrive si souvent à Londres, survint une pause avec suspension totale de la circulation. Plus rien d’avançait, plus personne ne passait. Seule une feuille se détacha du platane au bout de la rue et profita de cet arrêt pour tomber. C’était pour ainsi dire la manifestation d’un signal, un signal renvoyant à une force dans les choses passée inaperçue. (p. 162)

Qui n’a déjà contemplé par la fenêtre le jour qui se lève dans telle ou telle ville ? Qui ne s’est laissé rêvasser en fixant un passant, un balcon ou le ciel ? Rien d’extraordinaire jusqu’ici, sauf cette évidence que c’est écrit et que cette écriture peut appeler des souvenirs, inciter des identifications, soulever des questions. 

Je réalise que parfois il m’arrive de regarder des gens et imaginer leurs histoires : d’où ils viennent et où ils vont, quels films ils aiment, quels livres, s’ils sont pressés, amoureux, agacés… si le mot littérature leur dit quelque chose. La réalité me semble alors une grande fiction, tantôt attirante, tantôt menaçante. Lisant la description de Virginia Woolf, il y a eu certes identification : j’ai vu cette femme s’abandonner à la contemplation un matin d’automne à Londres, et soudain, c’était moi qui contemplais l’automne, l’agitation de Winnipeg qui se remplissait après les vacances, la rentrée, « le brouhaha » du quotidien en septembre, le bruit dérangeant des voitures sur Portage ; étudiants, enfants, passants, et c'était trop. Voilà, le texte me poussait ailleurs, loin. Assurément, Virginia Woolf a fait aussi surgir en moi des souvenirs plus doux : étés à la campagne, par exemple ; promenades, rencontres, aventures. Mais surtout, elle m’a poussée à anticiper : l’automne, la rentrée, le travail qu’il faut pouvoir boucler etc. Après tout, si je devais écrire dans une phrase ce qui m’a plu dans A Room of One’s Own, j'écrirais peut-être : l’effort de questionner « le cheminement d’une pensée » au sujet des femmes et de la fiction, qui fut le point de départ de son livre. J’ai vu Virginia chercher le contexte, remonter au Moyen-Age, avancer siècle par siècle jusqu’au XIXe afin de comprendre le quotidien des femmes – comment elles vivaient, ce qu’elles mangeaient, quand elles se mariaient, si elles étaient pauvres ou riches – cette vie qui en dit long sur l’écriture. Elle arrive ensuite aux écrivaines vivantes, celles du début du XXe siècle – V. Woolf écrit son texte en 1928 – qui sont intéressantes parce qu’elles semblent dépasser l'écriture de soi et tenter de saisir un tableau de l’époque ; la société, les mœurs.

Mais je n’ai pas l’intention de raconter le récit déjà connu, j'ajoute juste qu’après avoir relu Virginia Woolf, je crois comprendre un peu mieux Nancy Huston qui écrit dans les pas de l’écrivaine anglaise : les deux croient aux rôles bien précis des femmes (mères, muses, instructrices, « phares » etc) dans l’histoire de l’humanité, et tissent leur écriture à partir de cette idée. Lisons encore Virginia : « Nous avons porté, élevé, lavé et instruit, peut-être jusqu’à l’âge de six ou sept ans, les mille six cent vingt-trois millions d’êtres humains qui, selon les statistiques, existent aujourd’hui… (…). Sans nous, nul n’aurait parcouru ces mers et ces terres seraient encore un désert » (p. 187).

Du féminisme ou simplement la vie ? 



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