30/11/2011

la beauté

Son visage aux grands yeux verts contenait du temps, et du temps comme d’autres, de l’innocence et de la fraîcheur. Jusque là, je n’avais eu cette impression qu’en regardant le visage de certains hommes. Et, je le répète, certaines villes, certains paysages. La beauté de cette femme était vraiment très particulière, avait dû lui servir à acquérir une grande connaissance du monde. On la disait riche et c’était certain que la richesse devait être venue à elle comme les rivières à la mer. Mais de cela, j’en ai été sûre dès les premiers instants, elle avait été pauvre autrefois. Elle ne devait jamais l’avoir oublié. L’argent ne troublait en rien la vision qu’elle avait du monde. « Ma mère était française et mon père mennonite, disait-elle ; j'ai suivi l’école Notre-Dame-de-Lourdes, à une heure et demie de Winnipeg… ». Elle parlait de villages obscurs du Manitoba : Bruxelles, Hollande... comme si c'étaient de grandes villes ou des pays. Pourtant, une onde de mélancolie passait sur son visage, la même que lorsqu’elle se rappelait les années d’histoire de l’art à New York.

J’étais sûre qu’elle acceptait d’être riche avec une certaine douleur. La richesse l’avait obligée à une surveillance supérieure. Mais maintenant celle-ci lui était devenue naturelle, comme une double conscience, et donnait à tout son être une densité peu commune. Les gens nés dans l’argent, je l’avais remarqué, avaient tous quelque chose de commun : la négligence du détail, donc de la nuance. Tous m’avaient donné plus ou moins l’impression d’avoir commencé à mourir. Je me disais alors qu’un visage de paysan mort est moins mort qu’un visage d’homme riche vivant.

C’était une sorte de clairière que cette femme. Sa beauté n’était pas une beauté naturelle, elle devait s’être faite dans le temps et dans l’histoire. Tout le monde a une histoire, mais elle, à cause de sa beauté, elle devait en avoir une à part. C’était bien ça. Il se dégageait, non seulement de son visage, mais de son corps élancé, une sorte de paix éveillée, qui n’était pas essentiellement différente de la sérénité des femmes, mais qui rappelait celle des hommes d’intelligence et d’expérience. Elle s'appelle Ana, cette femme. 

27/11/2011

le jeu

Depuis mon bureau face à la fenêtre, je regardais le ciel avec envie. Il faisait un soleil resplendissant, les couleurs étaient vives après le vent de la nuit, l’air était frais, pas froid, le temps était à aller tout le long de Wellington Crescent jusqu’au parc Assiniboine, tout en regardant les maisons décorées pour Hanouka ou pour Noël. Je savais que je n’allais pas sortir pour faire cette promenade, pas aujourd’hui, j’ai décidé de rester là, assise, de continuer...

Je disais que la pièce Cyrano de Frank Langella, une adaptation en anglais du Cyrano d’Edmond Rostand, m’avait plu, et je le disais pendant que je pensais que les jeunes acteurs, étudiants de l’université de Winnipeg, étaient pas mal talentueux. Les onze filles qui ont joué le rôle de Cyrano, avec le masque au gros nez sur le visage, m’ont semblé drôles et attachantes. Elles mettaient tellement de passion dans le jeu que j’ai compris qu’au moins une d’entre elles, Roxanne, gracieuse comme une ballerine, aurait un avenir intéressant ; et la chanteuse, Heather Thomas, saurait-elle faire quelque chose de sa chanson "All I Have is My Heart". 

C’est ainsi que j’ai su que du moment que j’ai vécu une sensation de joie à cause de la pièce, je devrais revenir au théâtre plus souvent. Non pas que le théâtre pouvait me rendre Winnipeg plus chaleureuse, car cela n’était pas probant d’un attachement possible, mais qu’une pièce avait la force magique de me restituer des souvenirs ; une certaine joie. Et que c’était important. Je restai dans cet état toute la soirée et par une étrange contagion, mon existence était, à mes yeux, atteinte de la même éternité que Cyrano de Bergerac, la pièce du XVIIe siècle, que j’avais lue une fois en français, et qui arrivait à me toucher, dite en anglais… à Winnipeg. Je m’étonnais et je souriais de mon étonnement, les jeunes actrices étaient des enfants, et moi j’étais pareille à un croyant devant les incroyants, ou quelqu’un qui croit à la vie éternelle devant des enfants qui sont oublieux de tout, sauf de leurs jeux. 

24/11/2011

le réveil

Lorsque je me suis réveillée, je n’ai pas immédiatement regardé le réveil. Je n’ai pas ouvert les yeux. Même la fenêtre fermée, j’ai entendu une ambulance qui s’éloignait vers le bout de la rue. Puis, tandis qu’elle était au bout de la rue, une autre ambulance ou le camion de pompiers s’approchait de ma maison. Tandis que la sirène de la première voiture s’éloignait, celle de la deuxième se rapprochait jusqu’au moment où elle était devant ma fenêtre et où, dans la rue vide, car à cette heure-là c'était désert, elle se détacha avec une intense sonorité.

J’ai compris alors que le matin était arrivé et que déjà, des gens partaient pour leur travail.

Le réveil a sonné six coups. J’ai ouvert les yeux. Il faisait une lumière gris pâle. Comme je suis nouvelle dans le quartier, je ne sais pas de quel côté le soleil se lève, mais ça doit être de l’autre côté du Collège Brown. A travers les fondations de ciment, il sortait de la lumière. C’était ni une couleur, ni du jour, c’était de la lumière qui s’étirait avec chaque minute qui passait. On aurait pu dire qu’elle était grise à travers les piliers gris de ciment armé. Tout le reste était dans l’ombre et même moi, j’étais dans l’ombre épaisse du fond de ma chambre, et je voyais le Collège Brown qui se détachait au loin, comme un écran. Je ne pouvais pas me rendormir, ni tenir les yeux fermés. Je regardais ce bâtiment d’une étonnante laideur, et tout en regardant, j’écoutais. Une voiture après l’autre dans la rue. Les voitures qui s’arrêtaient et repartaient martelaient le silence. Elles l’occupaient intégralement, elles occupaient intégralement l’espace sonore qui va de la Rue Portage jusqu’à l'Avenue Memorial. J’ai aussi entendu un bruit clair comme un renversement d’eau. C’était une bouteille qui se vidait. Il pleuvait. Pas une pluie forte, mais une pluie régulière qui commençait à prendre. J’ai pensé que les gens dans la rue marchaient sous la pluie. J’ai soulevé la tête sur l’oreiller pour regarder par la fenêtre. De cette manière, je pouvais entendre la pluie. C'était un très léger bruissement mou, plein. Bruissement, ce mot m'a rappelé le texte de Barthes : "Le bruissement de la langue"... et Proust, "Longtemps, je me suis couché de bonne heure". En même temps que j'écoutais, je regardais : c'était un bruissement mou plein de la lumière grise. Des voitures passaient toujours. 

23/11/2011

danser sa vie

En 1893, Mallarmé écrit dans « Considérations sur l’art du ballet et la Loïe Fuller » :

« Quand, au lever du rideau, dans une salle de gala ou tout local, apparaît ainsi qu’un flocon, d’où soufflé ? miraculeux, la Danseuse, le plancher évité par bonds ou que marquent les pointes, immédiatement, acquiert une virginité de site étranger, à tout au-delà, pas songé ; et que tel indiquera, bâtira, fleurira la d’abord isolante Figure. Le décor gît, futur, dans l’orchestre, latent trésor des imaginations ; pour en sortir, par éclats, selon la vue que dispense la représentante çà et là de l’idée à la rampe. Pas plus ! or cette transition de sonorités aux tissus (qu’y a-t-il, mieux à un voile ressemblant, que la Musique !) est, visiblement, ce qu’accomplit la Loïe Fuller, par instinct, avec ses crescendos étales, ses retraits de jupe ou d’elle, instituant le séjour. L’enchanteresse crée l’ambiance, la tire ainsi de soi et l’y rentre, succinctement ; l’exprime par un silence palpité de crêpes de Chine.


Selon ce sortilège et aussitôt va de la scène disparaître, comme dans ce cas une imbécillité, la plantation traditionnelle de stables ou opaques décors si en opposition avec la mobilité limpide chorégraphique. Châssis peints ou carton, toute cette intrusion, maintenant, au rancart; voici rendue au Ballet l’authentique atmosphère, ou rien, une bouffée sitôt éparse que sue, le temps d’une évocation d’endroit. La scène libre, au gré de la fiction, exhalée du jet d’un voile avec attitudes et le geste, devient le très pur résultat ». (p. 27-28)
Ces mots de Mallarmé, me semble-t-il, disent avec justesse le rythme du corps en mouvement et l'art de la performance, qui sont les trois axes de l’exposition « Danser sa vie », qui vient de s’ouvrir au Centre Pompidou… « une exposition sans précédent consacrée aux liens entre arts visuels et la danse des années 1900 jusqu’à aujourd’hui ».


dense serpentine, Loïe Fuller, enregistrée en 1896




16/11/2011

la vie, le texte

La vie comme texte, cet énoncé devient banal si je n’ajoute pas que c’est un texte à composer, pas à déchiffrer. Déjà le titre de l'anthologie d’Annie Ernaux « écrire la vie », me semble soulever un immense défi : comment une vie particulière, sa vie, pourrait-elle devenir la vie en général ? Comment penser ce transfert ? Par contre, chez Proust, il est évident que les frontières entre la vie et l’œuvre sont poreuses. La vie elle-même est le texte de son œuvre, parce que cette œuvre ne reflète pas simplement la vie ; elle se vit autant qu'elle se lit, de manière intense et bouleversante. S’il y a une doxa littéraire qui fait de la vie d’un écrivain la matière originelle de son œuvre, son renversement est aussi vrai : car l’œuvre peut donner de quoi vivre, peut prolonger une vie. Pensons encore à Proust.

Mais c’est d’autre chose que je voudrais parler ici : de la correspondance de Paul Celan et d’une étudiante autrichienne, Ingeborg Bachmann, échange de lettres commencé en 1948, et qui s’est prolongé pendant presque vingt ans. Le livre vient de paraître chez Seuil. Ce sont des lettres troublantes qui parlent de vie, de poésie et de philosophie ; du temps du coeur. Des lettres qui tentent de tisser une sorte de paroi contre l’horreur de l’histoire ; des mots qui disent aussi le besoin humain de s’adresser à une altérité, de transformer l’autre en idéal porteur. Et toujours à l’horizon l’espoir que les paroles auront le pouvoir de déjouer la fatalité, la détermination, et qu’un éclat d’inédit fera renverser « la cloche de détresse » sous laquelle Paul Celan s'est fait prisonnier.

Le livre fermé, me revient dans la mémoire le suicide du poète. Et là aussi, comment penser que « la pratique » de l’écriture, l’échange de lettres, l’amour qu’il croyait avoir envers un être presque idéal, soient devenus caducs face à la pulsion du vide ? Indicible saut ultime dans la mort (ou dans le « trop plein » de vie, dont parle Daniel Sibony). En filigrane, je crois tenter de poser cette autre question : à quoi peut-on s'accrocher quand les mots s'espacent, se trouent, ne tiennent plus ? 

14/11/2011

les mains négatives

Les mains négatives. Titre qui m’interroge : négatif des mains sur la pellicule photo ou empreinte sur le sable ? Les mains négatives (1978) c’est le titre du court métrage de Marguerite Duras qui pense l’immensité des choses à partir des peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe. Le contour de ces mains posées grandes ouvertes sur la pierre, était rempli de couleur ; du bleu et du noir, parfois du rouge ; « du bleu de l’eau, du noir de la nuit ». Aucune explication n’a été trouvée à cette pratique.

L’écrit de Duras va permettre d’imaginer une histoire à ces mains. Sa voix est mémorable. L’espace s’élargit. 
Pour un moment, je me sépare ce que je crois que je suis.



« Devant l’océan
sous la falaise
sur la paroi de granit

ces mains

ouvertes

Bleues
Et noires

Du bleu de l’eau
Du noir de la nuit

L’homme est venu seul dans la grotte
face à l’océan
Toutes les mains ont la même taille
il était seul

L’homme seul dans la grotte a regardé
dans le bruit
dans le bruit de la mer
l’immensité des choses

Et il a crié

Toi qui es nommée toi qui es douée d’identité je
t’aime

Ces mains
du bleu de l’eau
du noir du ciel

Plates

Posées écartelées sur le granit gris

Pour que quelqu’un les ait vues

Je suis celui qui appelle
Je suis celui qui appelait qui criait il y a trente
mille ans

Je t’aime

Je crie que je veux t’aimer, je t’aime

J’aimerai quiconque entendra que je crie

Sur la terre vide resteront ces mains sur la paroi de
granit face au fracas de l’océan

Insoutenable

Personne n’entendra plus

Ne verra

Trente mille ans
Ces mains-là, noires

La réfraction de la lumière sur la mer fait frémir
la paroi de la pierre

Je suis quelqu’un je suis celui qui appelait qui
criait dans cette lumière blanche

Le désir
le mot n’est pas encore inventé

Il a regardé l’immensité des choses dans le fracas
des vagues, l’immensité de sa force

et puis il a crié

Au-dessus de lui les forêts d’Europe,
sans fin

Il se tient au centre de la pierre
des couloirs
des voies de pierre
de toutes parts

Toi qui es nommée toi qui es douée d’identité je
t’aime d’un amour indéfini

Il fallait descendre la falaise
vaincre la peur
Le vent souffle du continent il repousse
l’océan
Les vagues luttent contre le vent
Elles avancent
ralenties par sa force
et patiemment parviennent
à la paroi

Tout s’écrase

Je t’aime plus loin que toi
J’aimerais quiconque entendra que je crie que je
t’aime

Trente mille ans

J’appelle

J’appelle celui qui me répondra

Je veux t’aimer je t’aime

Depuis trente mille ans je crie devant la mer le
Spectre blanc

Je suis celui qui criait qu’il t’aimait, toi ». (Les mains négatives)

12/11/2011

du factuel

L’histoire et la fiction sont deux modes d’expression de l’expérience vécue. Il y a aussi le récit journalistique qui vaut comme trace d’un événement et relève d’une évidente pulsion pour le vrai, pour le partage de ce qui est arrivé dans le « réel ». La photographie elle-même est une preuve du factuel : désir de saisir l’instant sous forme d’un sourire ou du vent qui souffle parmi les branches des arbres. Disons que la fiction tout comme le discours non-fictionnel peut s’asseoir sur un désir : désir d’imaginaire pour le récit fictionnel, et désir de fixer l’une des facettes de notre expérience au monde pour le texte factuel, qui entend décrire, analyser, témoigner, évaluer.. ou commémorer (le 11 novembre) des événements du vécu. L’imaginaire souvent s’y mêle ; il n’en reste pas moins que le désir du vrai peut être à l’origine de l’acte d’écriture au même titre que la pulsion fictionnelle. Il arrive que le vrai engage parfois le faux et libère un certain accès à la fabulation, la fantaisie.

Cet article du Globe and Mail d’hier, ‘Friends pitch in to secure posthumous doctorate for U of T colleague’, ne porte aucune trace de fabulation, la vérité étant trop poignante. Le récit à la mémoire de Sara Al-Bader, 34 ans, doctorante vers la fin de sa thèse à l’université de Toronto, morte en novembre 2010 dans un accident de l’autoroute, parle d’une existence qui s’arrête violemment. Et dans cette violence, une double vérité : celle de l’accident et celle de la solidarité qu’un tel événement peut faire surgir. Des collègues et des profs se sont réunis pour finaliser la recherche de Sara. Cette fille a eu son doctorat, même si la formule post-mortem est presque inimaginable. Le geste symbolique par lequel son travail s’inscrit dans la mémoire des proches et de ceux qui, de loin, pensent à ce qu’aurait été son existence si elle avait pris une autre route, a de lui-même son importance.

‘Sara Al-Bader was a passionnate student, an original thinker engrossed in African health innovation and brimming with promise until a car crash ended her life last November, halting years of study just as she looked ready to put it to use’. Que dire de plus sinon que la vie est fragile, tellement imprévisible. Dans Incidents, Barthes parle de la vie qui lui arrive sous la forme d’une écriture : à écrire et à déchiffrer. Comment ne pas imaginer que dans ce « décryptage », des tragédies du monde pourront peut-être s’accrocher aux mots, se déplacer, se transformer en autre chose ? « Je me mets dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, j’endosse une production ; j’abolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet ; mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique ; je passe à un autre type de savoir (celui de l’Amateur)…. », dit Barthes. C’est cet Amateur qui me paraît ici intéressant, car c'est lui qui peut faire basculer des choses : passer du savoir au vivre, de la course à l’acquisition des connaissances à la pensée, sauter de la posture de philosophe à celle d’acteur, joueur des possibilités multiples de la vie. Ainsi la mémoire tissée autour de Sara Al-Bader montre-t-elle que l’existence d’un être est mouvante, elle ne s’arrête pas dans l’accident ; son histoire, on la vit au moins autant qu’on l’imagine, comme un événement intense et troublant.

11/11/2011

incidents

Incidents : « mini-texts, plis, haïkus, notations, jeux de sens, tout ce qui tombe, comme une feuille ». C’est la définition que donne Roland Barthes à la mise en écriture de rencontres, de choses vues et entendues, de fragments qui auraient pu faire le tissage continu d’un récit ou d’un roman, mais qu’il préfère garder sous forme discontinue, mobile comme le plaisir du moment. Je le vois bien lorsque je pose la question : « qu’est-ce que ça veut dire ? » dans le quotidien. La réponse qui me revient est incertaine, surprenante, souvent incongrue. Cela tombe de biais sur les codes, c’est « un incident » ; une tranche de vécu dont le sens se prolonge si c'est écrit.

Cette page pourrait être lue à la lumière d’une tentative de mise en écrit des bribes de vécu, avec la conviction que la pratique de l’écriture tisse des phrases justes qui portent les traces d’une existence singulière, d’une ville, d’une époque éparpillée en poussière au jour le jour. Faudrait-il, après cela, ignorer qu’en écrivant ainsi, je pense par exemple à un écrivain qui m’intéresse, dont j’aimerais connaître le quotidien, les goûts et les humeurs ? Roland Barthes n’a pas reculé devant ce type d’écriture du fragment. Je le relis aujourd’hui avec la sensation que « l’écriture du quotidien » est intéressante et paradoxale dans le mélange même d’anodin et d’extraordinaire. Devant ces lignes : « Du train qu’il venait de quitter à une gare déserte (Asilah), je le vis courir sur la route, seul, sous la pluie, serrant la boîte de cigares vide qu’il m’avait demandée ‘pour mettre ses papiers’ », surgit l’impression palpable qu’il y a quelque chose de simple et d’humain qui lie les êtres : des gestes, des départs, des rencontres. Les limites du vécu et de sa mise en écrit se brouillent. Si la vie inspire une écriture, l’inverse est vrai aussi : l’écriture peut livrer des scènes de vie, banales et saisissantes.

Le 11 novembre 2010, j’avais écrit : « Dans l’avion, à côté de moi, une vielle dame française tricote un chandail de petite fille. Plus tard, quand elle s’endort, elle ronfle formidablement ; elle se réveille et continue son tricotage pendant l’atterrissage, absolument statique au milieu des mouvements de l’avion : personnage-statue ». Un an plus tard, cette image m'apparaît encore assez vivante du fait de cet écrit. Du bouquet des souvenirs flottants qui m’envahissent chaque jour, cette scène est « retenue » ; désormais connue par d’autres que moi. 

08/11/2011

attendre

Savoir que quelqu’un est malade, que quelqu’un subit une opération, que quelqu’un peut te suivre des yeux et attendre un mot – tout cela te pèse, t’angoisse, te blesse.

Voilà pourquoi on a tant parlé, tant écrit, tant donné l’alarme sur notre vie, sur notre monde que voir le soleil, les nuages, que sortir dans la rue, marcher sur des cailloux, regarder des gens sourire émeut comme une grâce. Un rêve réel qu’on voudrait faire durer. Un rêve qui est là, palpable.

Autre chose compte-t-elle maintenant ? Attendre peut-être, une nouvelle ou un nouvel écrit ; espérer comme Marguerite Duras que « il y aura une écriture du non-écrit. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là écrits. Et quittés aussitôt ». Elle va avoir 80 ans quand elle écrit ces lignes ; elle passe le témoin. 

07/11/2011

nuits

Il y a des nuits rouges, noires, blanches... et il y a les "nuits de france culture". La nuit du 6 au 7 novembre avec Le Clézio ; rétrospective radiophonique. 

Musique, souvenirs, émerveillement des découvertes et des voyages, la voix de Le Clézio traverse des continents, des âges, sans s'alourdir d'émotion. Il se raconte et nous raconte des bribes de vie et d'écriture.

On dit que les yeux sont les fenêtres de l'âme. La voix aussi surgit des profondeurs, et la radio est peut-être le médium idéal pour imaginer le regard de quelqu'un en l'écoutant parler. Émissions d'époques différentes sur Le Clézio, je me demande si à la télévision, elles auraient eu la même magie, un saisissant mystère. 

06/11/2011

aujourd'hui

Aujourd’hui je n’ose pas même me faire des reproches. Lancé en ce jour vide, ce reproche aurait un écho écœurant.

« Non, non et non ! », le dernier billet de blog d’Eric Chevillard, sonne comme un cri dans la nuit tamisée où on vient de passer à l’heure d’hiver au Canada.

Je voudrais continuer à décrire ce week-end-là, retarder. Faire le récit de ce récit, ce sera en finir avec le flou du vécu, comme si je me mettais à tirer une pellicule photo conservée dans un placard et jamais tirée. Plus que tout la réalité de la scène m’est attestée par une sorte d’hallucination corporelle, je me sens courir en cercles rapprochés autour de ma mère et de mon père, je sens la boue durcie de la rue qui ne sera asphaltée que dans les années quatre-vingt-dix, le talus, le grillage du portail, la lumière faiblissante, comme s’il fallait absorber tout le décor du monde pour supporter ce qui arrive. Je ne peux pas situer avec exactitude ce dimanche-là, mais je l’ai toujours situé en été. Il y a une semaine, en lisant le Journal de Pavese, j’ai découvert que celui-ci s’était suicidé dans une chambre d’hôtel à Turin le 27 août 1950. J’ai aussitôt pensé que août plus que novembre est le mois des morts. Je m’en éloigne d’année en année, mais c’est une illusion. Il n’y a pas de temps entre toi et moi. Il y a des mots qui n’ont jamais changé. Partir. Il me semblait que ce mot-là ne pouvais pas m’être appliqué d’après l’attachement que je ressentais envers mes parents. Fille unique, gâtée parce qu’unique, toujours première ou seconde en classe sans effort, je me sentais, en somme, le droit d’être ce que j’étais. Vingt ans après, je n’en finis pas de buter sur ce mot, d’essayer de démêler les significations par rapport à eux, à moi, alors que son sens, je ne pourrai le saisir qu’en l’écrivant. Ce film canadien, Down the Road Again me donne à voir que les scènes du vécu ne sont jamais finies, qu’on part chaque matin dès qu’on met le pied sur la terre. La réalité est affaire de mot, d’exclusions inclusions. Avec/Sans. Avant/Après. Ou/Et. Rester ou partir. Etre ou ne pas être. La vie ou la mort. 


04/11/2011

ce qu'aimer veut dire

« En vérité, la proximité la plus grande que j'ai eue fut avec Michel Foucault et mon père n'y était pour rien. Je l'ai connu six ans durant, jusqu'à sa mort, intensément, et j'ai vécu une petite année dans son appartement. Je vois aujourd'hui cette période comme celle qui a changé ma vie, l'embranchement par lequel j'ai quitté un destin qui m'amenait dans le précipice. Je suis reconnaissant dans le vague à Michel, je ne sais pas exactement de quoi, d'une vie meilleure. La reconnaissance est un sentiment trop doux à porter : il faut s'en débarrasser et un livre est le seul moyen honorable, le seul compromettant. Quelle que soit la valeur particulière de plusieurs protagonistes de mon histoire, c'est la même chose pour chacun dans toute civilisation : l'amour qu'un père fait peser sur son fils, le fils doit attendre que quelqu'un ait le pouvoir de le lui montrer autrement pour qu'il puisse enfin saisir en quoi il consistait. Il faut du temps pour comprendre ce qu'aimer veut dire ».

Ainsi écrit Mathieu Lindon dans le livre Ce qu’aimer veut dire (P.O.L). Que l’écrivain journaliste soit le fils d’un père connu et l’ami d’un penseur encore plus connu, et qu’il écrive une sorte de déclaration d’amour envers les deux hommes, cela nous surprend peut-être : depuis la Seconde Guerre mondiale au moins, la pensée française est assez souvent imprégnée par le manque d’enfantement : de Sartre et de Beauvoir à Barthes, Foucault, Althusser, ces maîtres à penser ont pensé mais n’ont pas procréé. Pas d’enfants qui disent leur reconnaissance envers des pères ou des êtres qui ont changé leurs vies, qui ont marqué leurs existences. C’est peut-être la raison pour laquelle entendre ce fils, Mathieu Lindon, parler du père, et de ce qui lui a été transmis du père et de l’ami du père, Michel Foucault, me semble assez extraordinaire. Ce fils était né dans cette famille-là, il était là, on pourrait dire « par hasard », il croisait ces gens-là, célèbres et intimidants : Deleuze, Bourdieu, Foucault, qui passaient dîner dans leur maison. C’était ainsi. Plus tard, quand il écrit le livre, ce fils reconnaît qu’il y a quelque chose de merveilleux qui se transmet aussi malgré les êtres : l’amour. Et il faut du temps pour comprendre cet amour qui change une vie pour toujours. Aussi simple que cela peut sonner quand c’est écrit à la fin d’un livre, c’est pourtant complexe et difficile à cerner quand il s’agit vraiment de l’écrire. Comment trouver le mot juste pour dire une intimité sans trop de retenue et sans tomber dans l’impudeur ?

Dans la vidéo, Mathieu Lindon explique comment cette aventure de l’écriture est arrivée pour lui.